Blanc de trottoir

Par Rachel Bouvet

 

Plus que quelques jours avant la date limite pour soumettre un texte de flânerie sur les trottoirs, mais, pas de bol, aujourd’hui il neige, et les trottoirs ont disparu. Que faire? Quand on ne peut ni les décrire de visu, ni les photographier, ni même y marcher en observant les passants ou le mobilier urbain, que nous reste-t-il? Des blancs de trottoirs, tout simplement, des absences, des lacunes, la certitude qu’il manque quelque chose de familier, que l’on a cru jusqu’à présent indispensable. Pourtant, il faut bien s’y faire, à ce blanc de trottoir, car ici, en banlieue, la chenillette ne passe pas souvent. Les jours de tempête, le piéton doit s’armer de courage pour partager la rue avec les voitures et les chasse-neige.

Quant au flâneur de trottoir, il n’a guère d’autre choix que d’emprunter la voie intérieure, celle qui mène aux trottoirs engloutis. Jeter des ancres à travers la couche duveteuse afin de révéler les traits de ces bandes conçues pour la marche, creuser les accumulations blanches formées par la poudreuse pour faire émerger les paysages disparus. En voici quelques-uns, cachés au-dessous de mon trottoir d’hiver :

– Un trottoir de printemps, qui appelle à lui les craies de couleur et les cris d’enfants. Signes annonciateurs de la saison nouvelle, les dessins des gamins remplissent les dalles piétonnes de croquis multicolores où dominent le jaune, le vert, le bleu, le blanc et le rouge, les maisons à un étage, les oiseaux, les bonshommes. On y marche le plus souvent à cloche-pied, car les marelles abondent.

– Un trottoir d’été, devenu espace de vente durant la fin de semaine, car tout ce qui encombre a été sorti du garage et des placards. On n’y marche pas, on s’y arrête, on y jase, on fait la connaissance des voisins, on se donne le droit de flâner. Les magasins, sans doute jaloux d’une telle aubaine, tentent de rivaliser avec eux en faisant des ventes-trottoir, transformant la rue en voie piétonnière et le trottoir en support de marchandises. Sans parler des restaurants qui y installent leurs terrasses. La circulation tient alors du slalom entre les tables, les conversations et les allées et venues des serveurs.

– Un trottoir d’automne, épaissi par les feuilles, crissant à souhait sous la semelle, délivrant à chaque pas une odeur différente et l’envie d’éparpiller un peu plus les tas de végétaux morts et roussis par le temps. On y traîne les pieds avec délectation, cherchant à retrouver sous le sol mouvant la sensation du solide, le nez délicieusement envahi par la poussière qui émane des turbulences provoquées par le déplacement des chaussures.

Ceci dit, mon répertoire de trottoirs ne serait pas complet si je ne faisais pas état des circuits quotidiens avec landau (j’ai eu beau essayer, je ne suis jamais parvenue à le nommer «carrosse», comme on le fait ici au Québec) ou poussette, ces marches où l’on apprend le mieux à identifier le réseau des trottoirs, les coins de rue où un accès facile aux roulettes a été pensé, les dénivelés qui pourraient réveiller le bébé endormi depuis peu, ces moments où l’on goûte le mieux le dehors parce qu’on en a assez d’être en dedans mais aussi parce qu’on veut le faire découvrir à un être qui fera trop vite ses premiers pas et dont les premières balises seront justement… le bout du trottoir.