Par Daniel Grenier
Guy me pointe du doigt la photo (pièce no1), pas vraiment noire et blanche, plus sépia, beige et crème, sur laquelle je vois une bonne centaine de personnes réunies dans ce qui ressemble à une salle de bal. Ces gens ne me disent rien, ils sont d’un autre monde, un monde dans lequel on portait ces robes qui sont exposées à la Grande Bibliothèque en ce moment, des crinolines, des frous-frous, des culs bombés. Ils appartiennent à une histoire qui m’est inconnue, étrangère, sur laquelle je n’ai aucune prise. Ils sont souriants, pour la plupart, des jeunes et des vieux, des générations réunies pour le banquet annuel du Centre Paroissial Saint-Zotique.
-Tu vois, là-dessus il y a mes parents, ici et ici, et ma grand-mère juste à côté, ici. Et quand j’ai montré la photo à ma mère, en préparant l’exposition, elle m’a dit que sa grand-mère à elle aussi y était, ben oui. Tsé quand tu me disais tantôt que t’avais l’impression que Saint-Henri c’était un peu comme une petite famille, ben c’est ça: toute ma famille est là-dessus, on dirait ben. La grand-mère de ma mère, mon arrière-grand-mère, là voilà: ici.
C’est difficile de ne pas se sentir un peu comme un imposteur, dans ma situation, quand on entend des choses comme celles-là et qu’on habite le quartier depuis à peine quatre ans. J’imagine que ça ne ferait pas grand-chose, si je ne ressentais pas un besoin viscéral, que je ne m’explique pas complètement d’ailleurs, de réclamer Saint-Henri pour mon compte, de me l’approprier, de l’investir et de l’embrasser dans mon écriture et son imaginaire. J’imagine que ça me ferait rien si je ne m’étais pas attelé, depuis mon arrivée, à la tâche abstraite de saisir ne serait-ce qu’un brin de l’essence du lieu pour le partager ou, mieux, pour le garder juste pour moi.
Guy, le bénévole de l’exposition de photos organisée par la Société Historique de Saint-Henri pour les cent ans du Centre Paroissial, est donc un représentant d’au moins la quatrième génération de gens d’ici. Je l’observe et je vois la passion dans ses yeux quand il m’explique telle ou telle photo: ici Maurice Richard en plein gala bénéfice pour le Centre Paroissial, en compagnie de M. le curé et du chanoine (pièce no2); là un jeune Jacques Godin crucifié et extatique, dans un de ses premiers grands rôles au théâtre amateur, dans la Passion (pièce no3).
J’écoute Guy me raconter des anecdotes, me nommer des endroits précis que j’ai sûrement déjà croisé en me promenant dans les rues, mais dont les noms ne me disent rien, et je pense à la différence entre « un gars de la place » et « un visiteur ». Je me dis que c’est étrange, alors qu’on parle toujours de nos racines, de nos origines, à quel point il y a deux sortes de personnes, dans la vie: celles qui ne pourront jamais vraiment dire qu’elles viennent d’un endroit précis, au delà de leur propre existence, à cause des multiples déménagements, à cause des aléas de la vie, des trucs comme ça; et celles qui pourront toujours te montrer une photo de 1911 sur laquelle on distingue quatre générations de leur famille réunies dans un souper communautaire du quartier. Et je me demande: qui a le plus grand univers? Celui qui connaît des dizaines d’endroits, de villes, de quartiers, de pays où il était de passage, ou celui qui n’a jamais bougé d’ici, entre Atwater et l’échangeur Turcot (ou ce qui existait comme frontière à la place, à l’époque), entre Westmount et le canal Lachine?
Je suis incapable de ne pas ressentir une forme de jalousie en écoutant Guy « être » tellement ce p’tit gars de Saint-Henri, sans aucun effort, sans avoir à y penser, et en même temps je me réconforte en me rappelant que ceux et celles qui en ont parlé, si bien, ceux et celles qui m’ont donné envie d’y « être » moi aussi, ils étaient comme moi: ils étaient des intrus.