Préambule, à l’Oratoire

Par Philippe Archambault

 

À l’Oratoire, 19 octobre 2011.

Le temps a passé. Je sens cette évidence de manière viscérale et épidermique. Je suis la preuve vivante, pour un bref moment, de ce passage. Un peu plus de onze ans se sont écoulés depuis que j’ai quitté ma campagne natale pour Montréal. Onze ans, quatre déménagements, des emplois d’un bout à l’autre de la ville, d’une pointe à l’autre de l’île, et des centaines d’heures de flânerie au petit bonheur. De quartier en quartier, je suis passé et j’ai laissé une multitude de traces  – des ravages d’empreintes ou des pistes uniques difficiles à traquer. Passer signifie, notamment, laisser derrière soi, et puisque nous-mêmes nous passons, eh bien cela signifie nous laisser derrière. Mais inutile de nous retourner en espérant le sillage, la ligne pleine d’un tracé que nous pourrions suivre sans peine. Nous pouvons tout juste discerner à même l’oublié une constellation d’endroits hantés et affectés, un réseau de supports mnémotechniques qui nous rappelle et nous signale notre passage, notre être de durée, nos temps successifs. Par exemple, ce bon vieux banc de parc dont l’ingéniosité accueillit plus d’une fois une amitié, si je le regarde de plus près, je distingue la fibre de mon intimité amalgamée au bois de l’ouvrage. Les quartiers que j’ai le plus fréquentés abritent tant de souvenirs que ma mémoire seule ne pourrait les garder; ces quartiers me sont familiers précisément parce que je m’y retrouve!

Après un certain temps – passé, nous expérimentons tous l’ubiquité, une forme atténuée (synecdotique), il est vrai, mais un signe ne suffit-il pas pour faire apparaître le sujet tout entier? Comme de raison, ce dernier ne vient jamais seul. En revenant sur mes traces, en empruntant les pistes anciennes par lesquelles des années durant j’ai transité, c’est tout un ensemble de relations et de rapports que je désire déchiffrer et interpréter. Il ne s’agit pas de me souvenir, mais d’éprouver des liens, de tâter la profondeur immatérielle de certains lieux, c’est-à-dire les différents temps qui s’y logent et qui s’accordent au présent de ma présence. Cette curiosité pour la profondeur, que rien ne supporte si ce n’est que l’imagination, n’est-ce pas le désir de voir ce qui se manifeste à l’instant même où nous passons?