Ces parcs de catégorie Boisé – Troubler l’eau qui dort – Boisé des Pères

Par Laurence Sabourin 

 

 

 

Ces parcs de catégorie Boisé. L’exemple du Boisé des Pères

J’aime la flore jardinée, aménagée des parcs montréalais. La ville possède une bonne équipe de paysagistes et ses architectes expriment une belle créativité, manigançant des petits coins de verdure que les cols bleus ne soignent pas trop mal. Cela dit, j’aime mieux les boisés où la flore pousse en bataille, où les arbres ne sont pas régulièrement à 10 mètres les uns des autres, où la flore est dense, où l’humain est une empreinte un petit peu plus petite, où l’on peut presque se «perdre presque ».

« J’aime mieux », c’est une idée que je me fais comme « vert est le contraire de gris en ville » ou « les restes de grandes forêts qui subsistent à Montréal sont des lieux magiques qui devraient être conservés pour la détente, les loisirs ». C’est une vision romantique de la nature exprimée par les citadins et je m’inclus là-dedans. On veut des espaces verts en ville, on en veut! « Pour notre santé et la santé de notre ville ». Les instances municipales tentent de répondre à cette demande. Maintenant, Montréal a une politique de l’arbre « ce compagnon inestimable » et a commencé de se préoccuper davantage de ses espaces verts. Mais, dans les faits, les rapports des citadins aux boisés demeurent ambigus… Les boisés en ville ne sont pas tous «propres ». Certains sont associés aux activités immorales, illicites. Les coins de végétations denses sont des refuges pour les activités marginales : prostitution, commerce de drogue, etc. Il n’y a pas si longtemps on coupait sans préoccupation écologique les espaces boisés pour voir, exercer un contrôle, jeter un peu de lumière sur les sombres activités qui s’y déroulaient. Par exemple, les bosquets de verdure des parcs Lafontaine et Jeanne-Mance ont été éclaircis. Les prostitués gais ont dû migrer dans d’autres sous-bois. Comme ceux du Boisé des Pères.

Le Boisé des Pères est un minuscule îlot de forêt de six hectares enclavé dans la trame urbaine du quartier Rosemont. C’est une érablière à caryers cordiformes, un groupement forestier qui couvrait historiquement les Basses Terres du Saint-Laurent. En empruntant les boucles du sentier de Boisé des Pères, on rencontre un très riche patrimoine naturel : chêne rouge, frêne d’Amérique, pic flamboyant, hêtre à grandes feuilles, chardonneret jaune, grive solitaire, bois de fer comme le Charme de Caroline.  Ce Boisé a survécu au développement de l’agriculture et à l’urbanisation de Montréal. Maintenant, il se bat pour résister aux dépôts sauvages de neige gâtée de sels de calcium du stationnement de l’hôpital Maisonneuve, aux constructions d’immeubles à condos, au vandalisme et aux activités de prostitution.

Il y a quelques années, les instances municipales ont transformé le statut du Boisé des Pères. De « réserve foncière », le boisé est devenu un parc : le Parc du Boisé des Pères.

Voici l’idée. En devenant un parc, un boisé devrait bénéficier de financement et d’entretien par les instances municipales : installation de poubelles, aménagement de sentiers écologiques. Le boisé devrait devenir un espace sécuritaire pour les citoyens, un espace qui invite à la détente, un endroit qui procure de la qualité de vie aux citoyens, comme tous les parcs le sont. Les citoyens sont invités à s’approprier cet espace qui leur appartient désormais. La ville souhaite un plus grand achalandage de citoyens au Boisé des Pères pour décourager, marginaliser les activités de prostitution masculine qui s’y déroulent. On s’attend à ce que les citoyens qui fréquentent le boisé respectent les règlements en vigueur dans les parcs. Il est interdit de crier, de sacrer, d’injurier autrui dans un parc. Il est proscrit de faire un feu, de promener un chien sans laisse. Il est interdit de circuler hors des sentiers. Il est interdit de poser des gestes indécents. Une interdiction qui concerne les prostitués masculins : pas de nudité permise dans les parcs! J’ai eu le mandat de veiller à ça personnellement… 

 

***

 

La patrouille du Boisé des Pères. Été 2007

Ici, dans les petits sentiers où chaque arbre risque de se changer non pas en Iroquois mais en partenaire sexuel plus ou moins efficace, mais toujours discret, le silence fait partie du jeu autant que la pénombre. Un peu comme dans les back-rooms (…) Les sous-bois sont jonchés de kleenex, des paquets de cigarettes vides font des taches plus pâles sur le sol des sentiers retirés

Michel Tremblay à propos des fameux bosquets du Mont-Royal, dans le cœur découvert de son gay savoir.

Des traces semblables existent au Parc du Boisé des Pères. On appelle maintenant ces traces « empreinte écologique ».

Le Comité écologique du Grand Montréal, un OSBL, a reçu le mandat de la part de l’arrondissement Rosemont-Petite-Patrie de revitaliser le nouveau Parc du Boisé des Pères. De 2002 à 2006, beaucoup de travail a été réalisé : collecte de déchets, aménagement des sentiers écologiques, installations de poubelles, de panneaux d’indications des sentiers, restauration d’un milieu humide, éradication des espèces envahissantes, plantation d’espèces indigènes, etc. Des kiosques d’information « Découverte du Boisé des Pères » ont été tenus dans les parcs du quartier Rosemont pour encourager les citoyens à aller fréquenter ce Boisé, à se l’approprier.

En 2007, à la suite de chicanes entre le CÉGM et les élus, un arrêt des travaux est décrété. La philosophie de mon patron Éric Bassil «un milieu naturel en région urbaine ne peut subsister par lui-même. Il est « sur respirateur artificiel » puisqu’il subit un stress constant de la part de tous les usagers et des visiteurs qui s’y trouvent…. Bref, il sera toujours nécessaire d’entretenir le boisé des Pères car…». Les organismes comme le CÉGM sont de plus en plus nombreux à Montréal et se disputent ce travail de «respirateur artificiel» qui idéalement devrait être permanent. Ils se disputent les subventions pour s’occuper des  boisés et autres espaces verts, participent aux petites guéguerres politiques municipales…Cela donne lieu à de drôles de pratiques par toutes les instances. Le CÉGM en 2007 veut continuer d’assurer sa présence dans le boisé. À ses frais, il veut faire valoir sont intérêts auprès des élus de continuer l’entreprise de restauration et d’entretien de ce milieu forestier. À l’emploi du CÉGM, j’hérite de la tâche de faire des patrouilles du Boisé des Pères deux fois par semaine.

Mon mandat d’agent de sensibilisation à l’environnement pour ces patrouilles était de remettre des billets de courtoisie (fausses contraventions) à tout ceux qui enfreignaient les règlements en vigueur dans le boisé. Les principaux contrevenants étant les prostitués, je devais faire le tour des sentiers aménagés mais aussi des sentiers illicites, aller secouer les buissons, jeter des coups d’œil dans les sous-bois quitte surprendre les prostitués dans l’acte ; leur tendre des billets de courtoisie, expliquer qu’ils écrabouillaient le riche patrimoine végétal du boisé…

Tâche absurde ! Na ! Tout l’été, dès que je mettais les pieds dans le Boisé pour faire ma patrouille, je devenais nerveuse. J’ai vu les couloirs de végétaux écrasés qui mènent en arrière des buissons retirés ou dans les sous-bois. J’ai trouvé des condoms usés, des matelas miteux, de g-stringaccroché aux branches des arbres. Cependant, je n’avais pas envie d’aller donner des petits billets de courtoisie d’attentat à la pudeur aux vieux prostitués pas ragoûtants les fesses à l’air. Leur dire : «excusez-moi messieurs, votre présence ici cause la multiplication des sentiers sauvages qui entraîne le piétinement du patrimoine végétal et l’érosion des sols ». J’ai détesté croiser ces «spectres » comme je les appelais, les clients, des hommes mal soignés dans la quarantaine ou dans la cinquantaine, qui tournaient en rond dans les boucles de sentiers, l’air hagard. Être le chien dans le jeu de quille de l’intimité des autres, être un témoin grondeur de cette sexualité du désespoir longtemps réprimée, même avec le prétexte d’un discours écolo, ce n’est pas mon genre…

Alors, durant l’été 2007, à raison de deux après-midi par semaine, aie-je rempli mon mandat, aie-je fais mon travail de patrouilleur ? Est-ce que j’ai secoué les bosquets pour prendre les écraseurs de flore sur le fait ? La réponse est non. Cet été-là, dans les sentiers, j’ai flâné. Parmi les spectres, j’ai flâné, nerveuse. J’ai flâné, c’est tout.

***

 

Flânerie Parc et Square. Troubler l’eau qui dort. Été 2009

En 2008, le CÉGM a été viré par l’arrondissement Rosemont-Petite-Patrie du projet de revitalisation du Parc du Boisé des Pères. Les principales raisons évoquées : «gestion problématique » ainsi qu’un désaccord concernant l’aménagement écologique de la coulée Dickson, un petit étang recrée par le CEGM.

Je suis retournée au Boisé des Pères cet été pour la première fois sans mandat. J’y suis allée pour flâner et faire un tour dans les boucles des sentiers, sans les quitter, me contentant d’être une simple « présence citoyenne ».

En cette journée chaude et humide d’août, dès que je pénètre dans le boisé, je suis comme oppressée. L’air est lourd et de denses bosquets de fleurs sauvages ont bien poussé qui enserrent le sentier. En marchant, mes mains frôlent la végétation et je dois me concentrer pour ne pas en arracher des petits bouts comme j’ai la manie de le faire en forêt, me créer une petite boule de verdeur que je peux tripoter pendant que je me promène. Aujourd’hui je marche les poings fermés pour ne pas cueillir de petites fleurs, pour ne pas tirer sur les petites feuilles… Pourtant, j’aurais besoin d’une balle antistress.

En me promenant, je remarque beaucoup de choses qui me font de la peine. Ça paraît que pas un sou n’a été investi pour l’entretien du boisé depuis 2006. Tout est plus mal en point que jamais. Les petits aménagements tels les panneaux qui indiquaient les sentiers, les escaliers en bois, sont vandalisés. Il n’y a plus de poubelles, alors les ordures trônent par terre. Je remarque toujours des lits de végétaux écrasés. Je vois les sentiers illicites. Je sais qu’ils sont les signes d’achalandage des spectres. Mais, en cette belle journée d’août, jour de semaine, jour ouvrable, je ne croise personne et ça fait mon affaire.

Avant de m’en aller, je me dirige vers la coulée Dickson, l’étang restauré par le CÉGM. Assise confortablement sur l’humus humide, tandis que je trouble l’eau qui dort, absorbée par ce jeu contemplatif, je respire calmement les bouquets de senteurs de tout ce qui pousse en bataille ici. Je profite de l’ombre du couvert des arbres. J’écoute les chants d’oiseaux. C’est bien. Je remarque que c’est la première fois pour moi un moment de détente au Parc du Boisé des Pères.