Par Jean -Claude Castelain
La magie des ports la nuit est vaste comme la mer et l’horizon qui se fondent dans le noir. On y ressent plus intimement la fièvre des machines qui cognent, des grues qui grincent, des pistons qui martèlent ou des conteneurs qui s’entrechoquent, le tintement des câbles contre les mâts des voiliers, dispersant dans la nuit d’étranges échos métalliques. Comme dans un théâtre d’ombre et de lumière, les feux de position des remorqueurs, des bateaux pilotes et autres embarcations se croisent dans un va-et-vient permanent. Entre deux éblouissements de projecteurs surgit un éclat rouge par babord ou une lueur verte à tribord sur la rade aux mille reflets.
À quai, gens du large et de la terre, locaux ou étrangers de passage, se coudoient dans les bars, ces véritables vigies où la bière, le rhum et le whisky président aux tournées nocturnes. Pour le noctambule, les ports sont les tavernes de la mer.
Soirée à La Havane
La nuit tombée, le port à la dérive fonctionne au ralenti et le Café Habana est déjà désert. Dans le quartier de la Vieja Habana aux murs chargés d’histoires de toutes sortes, j’erre dans un décor d’opéra baroque qu’illuminent les nombreux réverbères. Je m’attends presque à entrevoir des vedettes hollywoodiennes, des écrivains alcooliques et autres Lolitas désoeuvrées à bord des vieilles américaines rafistolées. Mais il y a longtemps que ces monstres d’un autre âge n’écument plus les nuits de l’ancien « petit Paris des Caraïbes ».
Pour quelques nostalgiques de frasques nocturnes, l’ombre de Papa Hemingway planerait encore, tel un sereno, sur La Floridita et son fameux daïquiri, ainsi que sur la Bodeguita del Medio dont les murs sont couverts de signatures de célébrités et de voyageurs anonymes.
Grisé par le Cuba libre que je prends au vénérable Havana Club pour clôre cette soirée caribéenne, je maudis en bloc la révolution fourvoyée, le Lider maximo, le Che de ma jeunesse, l’embargo américain et les touristes des todo incluido. Et « que le grand cric me croque » …
Port-Louis, after dark
Sur la Place du Quai, où veillent les statues de l’ancien gouverneur malouin et du père de l’indépendance du pays en un étrange face-à-face, la douce chaleur de la nuit tropicale incite les grillons à célèbrer les bontés de l’été.
Et sous la voûte australe que traverse l’immense Voie lactée, le port s’active fébrilement autour d’une flotte de cargos en provenance d’Asie ou appareillant pour Mombasa, Durban, Le Havre, Hambourg et Rotterdam. Port-Louis, premier port des Mascareignes, a des rêves de grandeur et brûle d’être l’autre Singapour sur l’ancienne route des Indes.
Le front de mer du Caudan emprunte des allures de Cape Town avec sa promenade, ses hôtels, boutiques et restaurants. J’aime arpenter cette zone marchande et piétonne après la tombée du jour. Contrairement au port qu’elle avoisine, elle est presqu’assoupie et livrée au promeneur solitaire. Une proue illuminée de bateau pirate signale le casino alors que des sculptures aux silhouettes vaudouesques guettent les trottoirs du Blue Penny Museum.
Ce sont les rythmes du séga qui m’attirent vers le dernier snack-bar encore ouvert. Pendant qu’un match de la Premier League anglaise se déroule sur l’écran géant, des marins taiwanais ou philippins, semblant tout droit sortis d’un roman de Conrad, éclusent leur bière avant de remonter à bord pour les quarts de nuit.
Moi aussi, je dois bientôt rentrer à Montréal, distante de huit mille milles marins. Pour détourner mon vague à l’âme du moment, je tente le Saint-Aubin, rhum local qui me surprend par sa note quasi antillaise. Serait-ce là la connivence des îles créoles ?
Montréalités nocturnes
Je suis revenu à Montréal. Au Vieux-Port, des grands voiliers à quais sous la pleine lune m’ont remémoré l’immuable présence de la mer et de ses îles. Devant l’imposante carrure de la Bounty du film, je m’imagine son étrange cargaison verte d’arbres à pain, son terrible capitaine Blight et l’historique mutinerie dans les eaux turquoises du Pacifique sud.
Balançant sa fine mâture inclinée sur l’arrière et ses lignes aggressives de bateau corsaire américain, la goélette Pride of Baltimore II semble prête à l’abordage de vaisseaux britanniques dans la baie de Chesapeake, en compagnie de sa sister-ship la goélette Lynx, moins élancée mais tout aussi séduisante.
Dans le carré encore éclairé du vieux brick Roald Amundsen, quelques marins allemands s’adonnent à une partie de cartes. Quant à l’Unicorn qui oscille au mouillage, elle surpasse la tradition qui veut que les bateaux soient du genre féminin en anglais : son équipage est exclusivement composé de jeunes femmes.
Au son d’un orchestre, le Cavalier Maxim ramène sa croisière de fêtards tandis que le Bateau-Mouche s’amarre pour la nuit. L’horloge de la basilique Notre-Dame sonne l’heure entre l’éperon du musée Pointe-à-Callière et le dôme du Marché Bonsecours, inondés de lumière.
Un groupe entonne des chants de mariniers à la terrasse du quai Jacques-Cartier. La Maudite mousse dans les verres : sur l’étiquette de la bouteille, un canot survole la nuit montréalaise et emporte vers leur triste sort les téméraires bûcherons de la Chasse-galerie.