Les héros masqués

Par Xavier Martel

 

les héros masqués - X. Martel

Incapable de dormir, j’enfile mon manteau et je vais marcher. L’air est frais. Bouger fait du bien après trois jours passés dans un bureau à corriger des dissertations de cégépiens. Les reflets des lumières multicolores sur l’asphalte mouillé égaient mon cerveau mou. Les rues après la pluie sont des miroirs posés sur le sol et dont le reflet ressemble à une fête… Arrivant au coin de l’avenue du Parc et de la rue Bernard, je remarque de jeunes adultes qui urinent contre le mur d’un édifice, à dix mètres d’un arrêt d’autobus bondé. C’est curieux… personne ne bronche. Moi non plus. Je me demande comment les héros masqués de mon adolescence auraient pris la chose. Peut-être auraient-ils laissé pisser. Après tout, c’est un délit mineur, et ils avaient la réputation de s’attaquer à des criminels d’envergure.

Les héros masqués ont-ils existé à Montréal? Les flâneurs nocturnes pourraient-ils jouer le rôle des héros masqués? Enfiler des collants est-il nécessaire pour entrer dans la peau d’un justicier? L’insomnie permet de curieux recoupements. Entrons dans le délire.

Les va-sans-peur s’infiltrent par les fenêtres ouvertes sur la nuit et constatent, in situ, la vie menée par les gens. Les flâneurs restent sur le seuil des fenêtres. C’est l’imagination qui leur sert de grappin pour escalader furtivement les murs et entrer dans les logements. Le costume des vigilants est si particulier, si improbable, qu’il engendre une atmosphère de fantaisie et un sourire en coin. Eu égard à l’habillement, il me semble que le flâneur a plus de chance de se faire inviter à prendre un verre que le héros costumé. J’ai de la difficulté à imaginer une victime secourue s’adresser à écureuil-man et lui proposer un cognac pour le remercier. D’une manière ou d’une autre, le super-héros refuserait. Après tout, surveiller le crime, c’est sérieux. Son rôle est de traquer les situations tragiques pour y mettre un terme. Dans ce but, il quadrille les ruelles noires à vive allure et sourit lorsqu’il dégote enfin une intention criminelle, seul objet de sa quête. Les flâneurs, eux, accordent à toute manifestation une attention égale, ou presque. Pour eux, une racine qui émerge du trottoir est aussi séduisante que des lumières qui dansent sur la rue luisante après la pluie, le sourire d’un passant aussi prodigieusement intéressant que les corps à moitié nus de l’été. C’est peut-être ça, d’ailleurs, qui rend les flâneurs plus sympathiques : ils sont légers parce qu’ils ne portent sur les choses qu’une attention toute flottante… comme un papillon. Ces dilettantes, poètes de la rue, avancent à pas de loup pour ne pas brusquer les événements et leur laisser le temps de s’épanouir. Ils ne courent pas sur les toits sans faire de bruit, ne s’arrêtent pas, pile poil, sur les corniches, avant de s’élancer avec grâce dans le vide pour atterrir en plein cœur de l’action. Ils sont beaucoup moins agités. Le jour, ils travaillent, et de toute façon, ils n’ont pas le luxe de s’acheter des gadgets à la batman. La seule chose qu’on en commun les flâneurs et les héros masqués est leur besoin d’anonymat. Pour les uns, l’anonymat, c’est la liberté de regarder partout sans être vu et sans avoir de comptes à rendre. Pour les autres, il sert à protéger l’identité autant qu’à décourager l’attaque; devant un type qui porte un masque, qui sort de l’obscurité sans qu’on l’ait entendu et qui semble avoir suffisamment confiance en lui pour combattre avec la seule force de son corps et les seules ressources de son esprit, le criminel aura tendance à s’éclipser sans demander son reste.

Croisant un carrefour, je fends un groupe de superhéros qui sonnent aux portes et entrent dans les appartements. Je me frotte les yeux. Lorsque l’on est insomniaque, le monde réel acquiert un lustre fantastique et les jours du calendrier s’enchevêtrent jusqu’à ce qu’on ne les distingue plus. J’avais complètement oublié que c’était l’halloween. La fatigue montant enfin de mes jambes jusqu’à ma tête, je décide qu’il est temps de rentrer. Demain, j’ai de l’encre rouge à faire couler sur des copies.