Par Philippe Archambault
Dans la nuit jusqu’au cou. Le corps nu bordé de silence. Braqué, tenu en joue par ma propre conscience. Sous ce clair de pensées, me rivant au sombre des choses, je me sais voué au sort des ombres, à cette présence contrainte, s’importunant elle-même, à cet étrange exil qu’est l’insomnie.
Relégué à la nuit sans somme, je demeure immobile dans la pose du dormeur. Le temps devient sensible, symptomatique. Le sablier se retourne, son sable fin s’écoule avec une précision métronomique. La chute de chaque grain est perceptible à mille lieues à la ronde. L’espace pulse. Ou encore : ma conscience sans répit bat la mesure. N’y tenant plus, je romps mon inertie et m’expulse du lit, parcouru par une pulsion chronocide : tuer le temps est un fantasme d’insomniaque. Je fais d’abord les cents pas dans mon appartement, en fumant mon impatience, puis je jette, entre deux lattes de store, un regard au dehors. Je vois la nuit. Je vois la nuit qui, tombée sur toute chose, a pris possession de l’espace. Je la dévisage un instant. C’est une nuit urbaine, douce et pluvieuse. Elle me plaît. Et cela suffit à me résoudre. Je me sape et passe le pas de ma porte.
Je dois être à peine plus présent au monde qu’un somnambule. Sous l’effet, je dirais psychologique, de la pluie, je penche vers l’avant, si bien que pendant un bon moment l’espace nocturne se borne à l’étroite platitude du trottoir. Ce n’est qu’une fois passé les limites de mon quartier et le réseau de mes rondes habituelles que je remonte mon regard d’un cran et commence à voir les atours de la nuit. Je mets le cap plein Ouest, qui est l’horizon de mes promenades au long cours. De rares silhouettes croisent mon sillage, mais je ne saurais m’illusionner sur leur présence, je ne saurais y voir une communauté d’êtres dans la nuit. Je suis seul à seul, avec elle. Je marche pour m’exténuer, pour dévider le fil blanc de ma pensée. Je rêve éveillé de m’endormir debout, bercé par mes foulées. Qui de vous, passants fugitifs de mon exil, pourrait en dire autant?
Un arbre avec du vent dans les feuilles, posté au coin de la rue, me fait signe d’approcher. Il m’invite au parc, que la nuit a transformé en manège pour les sens. Imaginez un tableau d’ombres dansantes et immobiles, où le noir et l’orange se disputent les surfaces et les contours, où l’eau des bassins ruisselle et cascade furtivement dans la pénombre, où la senteur de la terre humide se mêle à celle du tabac brûlant, où les sentiers pierreux débouchent sur le lit aquatique de la pelouse, et puis imaginez un homme dans ce même tableau, un point de fuite qui rassemble et disperse tout à la fois. La beauté phénoménale des lieux m’extasie, me déporte hors de moi-même. Mais c’est une brève extase. Déjà je suis en train de réfléchir, de transfigurer, de jeter des mots sur les choses. Peu à peu le parc disparaît, devient poème, récit, métaphore de l’expérience. Voilà, c’est fait. Je débarque du manège, un peu étourdi, et regagne le pavé.
Opaque, l’obscurité ne laisse rien dépasser de ce monde intérieur qui fut le mien. Il fut un temps où j’aurais poussé le portillon, puis la porte d’entrée, où j’aurais gravi l’escalier à pas de loup, où j’aurais senti – à l’époque je débarquais de ma campagne natale – l’immense soulagement de regagner, après une journée de promiscuité citadine, la paix de ces murs. Une vie plus tard, sous la pluie, chaude et vaporeuse, je rôde dans la nuit, pistant mes propres fantômes, éveillant les endormis, tirant de l’oubli les restes d’existence encore bons à ruminer. Face à cette façade, m’attardant sans pourtant m’attarder, je fais un grand tour au dedans, et c’est une boucle de dix ans que je boucle, sans saisir la chronologie et la causalité, sans prétendre me raconter, m’expliquer quoi que ce soit, surtout pas ma présence dans ces parages. Exilé dans la nuit sans somme, je sais seulement que je suis après, que je puis débuter toutes mes phrases par désormais, comme celle-ci : désormais je ne vis plus ici. Et c’est bien dommage, car je sens le repos possible, l’exténuation, imminente. Je me tourne vers l’Est et calcule le trop-loin qu’il me faut parcourir. Luttant tantôt contre l’insomnie, je dois maintenant lutter contre le sommeil. Je souris à l’ironie du sort. Puis, pas à pas, je me rapatrie. J’arrive chez moi dix ans et une heure plus tard. Le jour se lève lorsqu’enfin je m’endors.