Par Benoit Bordeleau
Tu as cru que la nuit allait te pousser vers l’extérieur, à la recherche de nouveaux éclats de lumière, de nouvelles étincelles à développer sobrement au cours d’une nuit en t’imaginant refaire le code de la ville. Mais, depuis une semaine déjà, tu occupes ton insomnie autrement, en remplaçant le rythme de la marche par ceux des berceuses, des cent pas endormis dans le couloir et de la chaise berçante. La nuit te pousse vers l’intérieur, celui qui ne cesse de tourner en rond dans ce qui te sert d’appendice cervicale, et aussi vers les intérieurs, ceux que tu épies, en voyeur assumé, des fenêtres de ton appartement.
*
Du haut de ton perchoir, tu vois ces cyclistes et les chats de gouttière – tu te demandes s’ils sont de la même trempe que les chats de ruelles – se presser sous l’insistance des fantômes du quartier : des explosions de pétards mués en coup de revolver, des crissements de pneus qui annoncent des poursuites policières imaginaires, des miaulements de chats qui deviennent des pleurs d’Aurore, des passants deviennent des suspects… Et toi, tu cherches dans les lignes distantes du trottoir des indices qui ne résoudront aucun mystère.
*
Tes nuits sont des surfaces de verre constellées de la pluie chaude d’un orage.
*
Ce n’est pas dans le ciel que tu as trouvé les étoiles, mais dans les abat-jours gonflés de lumière qui jettent des ombres sur des visages fatigués.
*
Une lectrice de Danielle Steele endormie, puis un type à face bleue, hypnotisé par son téléviseur, rue Adam; à travers les rideaux de dentelle, une chaise berçante vide, rue Jeanne-d’Arc – une tasse de thé froid sur la table à café.
*
Au dépanneur de la fin du monde : un gamin achète des jujubes en compagnie de son père qui pourrait bien n’être que son grand frère; une prostituée –jupe de tulle, string rose de dentelle et bottes à talon aiguille bordées de fourrure synthétique – hésite entre un carton de cigarette, un Red Bull ou une carte d’appel. Elle repart les mains vides; le gamin quitte le dépanneur de la fin du monde les mains pleines.
*
Les bras chargés de tes sacs d’épicerie, il te vient l’idée saugrenue, en marchant dans la ruelle qui se trouve derrière le Metro, que tu prendras les allures du passant, que tu ne regarderas pas cet homme qui essuie une coupe de verre au pied brisé avec un linge à carreaux rouges. Mais déjà sa silhouette la silhouette se dessine-t-elle dans les fenêtres sales de son trois et demi mal éclairé que tu t’es mis à deviner la sueur odorante de cet homme couler dans la ruelle – à devenir flâneur.
*
Les nuits de ton quartier se constituent de bien peu : le ronron obtus des moteurs, la danse des moustiques autour des globes des lampadaires, des bouts de cigarettes rougeoyantes accrochées comme des luminaires aux galeries anonymes, des raclements de gorge étouffés dans un velours sombre, un bol de lait dissimulé dans une boîte en carton… Le bruit de balle de tennis que Jean-Marc lance à Lassie, contre sa clôture de bois de pin, avec la constance d’un horloger.
*
Tu entretiens la conviction qu’ici les nuits sont enveloppantes, alors que, là-bas, dans ce bled frappé de fatigue, tu es persuadé qu’elles tombent comme des couvercles de tôles. Dans la Vallée de la Lièvre, au ras de ces rues aux lampadaires éloignés, tes nuits de peurs d’enfants couvent encore à la lisière des boisés.