Par Kevin Cordeau
«On peut aborder la ville, la nuit, comme un archipel. Quand on est noctambule, insomniaque ou simple amoureux de la nuit, on repère vite dans son quartier – à sa petite lumière encore allumée- le veilleur qui travaille encore. Plus on avance dans la nuit, plus le nombre de pôles animés se réduit. Entre îlots de l’archipel nocturne, l’accessibilité intra-urbaine est limitée.»
Luc Gwiazdzinski, « La nuit, dernière frontière de la ville? »1
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Marée nocturne. Le niveau de la nuit monte, lentement. Les espaces se font réduits, rectilignes suivants les rues, les ruelles. Tels une ponctuation régulière, des réverbères agissent comme des bouées lumineuses. Tantôt vides, tantôt traversées par des ombres – à deux, à quatre pattes. On y marche endormi, passé minuit. L’objectif d’un Nikon fait la sentinelle – silencieux, fureteur. S’empare de la face cachée du quartier ici, là, partout autour. Un froissement au travers des branches. Deux points où se reflète la chaude lueur des lampadaires. Un chat – un fauve.
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S’enfoncer dans la nuit. Ilots de lumière épars – ce sont des phares. Là le papier flamboyant d’une lampe chinoise. Plus loin, les éclats bleutés d’un téléviseur – à la fenêtre, Ti-Mine monte la garde. Déclic du Nikon sur une paire de chaussettes suspendue dans le néant des pauses publicitaires. Une lumière épileptique est projetée sur la rue. Plus loin, au travers des carreaux bariolés d’une fenêtre de cuisine, mouvements de matière bleue, orangée, blonde. Murmures par une fenêtre ouverte qui nous laissent imaginer un tête-à-tête sur le tard – c’est-à-dire au deuxième bouchon de rosé.
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Des pas sous la pluie, la tête coincée sous la capuche de l’imperméable. L’énervement des feuillus dans le tourbillon du vent. D’aucune manière se sentir moins isolé n’est possible. Vigies réfugiées en leurs demeures, qui portent une attention distraite sur l’agitation du dehors. Un fugitif file de ruelle en ruelle, évite de justesse les trop-pleins d’égouts – bientôt cours d’eau noire – invisibles. Aboutir sur une avenue devenue canal sur lequel vaisseaux fantômes circulent en émettant un grand déchirement. Revenir à quai, trempé de part en part, guidé par les fanaux du voisinage.