Stations-services

Par Vincent Brault

 

Depuis que j’enseigne à Terrebonne, je fréquente un nouveau type de dépanneur: le dépanneur de stations-services; celui qui jouxte le cégep et celui au bout de rue de laquelle je n’ai jamais retenu le nom. J’y passe cinq jours par semaine, sur cette rue, et je n’ai même pas retenu son nom, ni celui de la fille qui y travaille, dans le dépanneur du bout, et qui me sourit en me rendant la monnaie. Bonne journée. Elle l’a pourtant épinglé à la poitrine, pas le sourire, mais le nom. Il y en a beaucoup trop, je n’ai jamais été bon pour les retenir, les noms de filles, les noms de rues, les noms de rues qui portent des noms de filles, les noms de filles qui portent des noms de rues. Marie-Anne, Rachel, Alexandra, Olympia, Victoria. Je m’éloigne.

Le dépanneur de stations-services du bout de la rue dont j’ignore le nom est situé quelque part sur mon chemin, à Montréal. Il est petit et sale comme un aquarium. Ils devraient embaucher un de ces petits poissons dont je n’ai évidemment pas retenu le nom mais qu’on utilise pour leur qualité naturelle de lécheur, comme s’ils étaient génétiquement constitués pour torcher des vitres.

Le dépanneur de la station-service qui jouxte le cégep de Terrebonne n’a rien d’un aquarium, même si la fille qui y travaille, et dont je n’ai pas retenu le nom, a une bouche de perchaude (avec moustache) qu’on pourrait sans doute comparer à celle du poisson lécheur de vitre auquel j’ai pensé dans l’aquarium de service du bout de la rue dont j’ignore le nom. Ce dépanneur de service qui jouxte le cégep de Terrebonne n’as donc rien d’un bocal à poissons, mis à part la bouche de la fille sus-décrite et dont le nom n’est pas Marie-Anne, ni Rachel, ni Alexandra, ni Olympia, ni Victoria. Mais je m’éloigne encore.

Ce que je veux dire, vraiment, c’est que ce dépanneur de banlieue tient plus du Loblaws que de la petite poissonnerie de service. Et puis, d’habitude, ça ne sent pas le pétrole, dans une poissonnerie. Je dis «d’habitude» parce que, par les temps qui courent, ça peut surement sentir assez fort le pétrole. Faudrait vérifier. Mais je manque de temps, j’ai une tour de Pise de travaux à corriger, et je dois concentrer mes flâneries en dépanneur, non en poissonnerie. C’est à ça que je pense dans le walk in frigo à bière du dépanneur de la station-service qui jouxte le cégep de Terrebonne, à cause du froid, sans doute. C’est vaste, c’est labyrinthique, dans le frigo. Un dédale infini de colonnes de caisse de bières. Je pense à laisser tomber des crottes de fromage derrière moi tout en marchant pour être certain de retrouver mon chemin. Et je pense encore… Un homme a survécu douze jours sous une épicerie effondrée de Port-au-Prince en buvant de la bière. Ça me rassure.