Par Christian Lippinois
— Voilà m’sieur, fait la serveuse…
La table voisine est occupée par deux vendeuses, des filles du magasin de mode. Elles mangent. Le vieux tripote le morceau de sucre, il essaye de glisser l’ongle sous le papier. Rien à faire… Avec le manche de la cuillère peut-être ? Ses mains tremblent. Aaah ! Ce papier, c’est l’enfer ! Est-ce qu’ils pensent aux vieux, ceux qui enveloppent le sucre ? Peut-être qu’à force de tortiller… Le papier cède, enfin ! Le vieux met le sucre dans la tasse. Et il tourne la cuillère. Le café sent délicieusement bon. A la table voisine les filles mangent avec les doigts : la pause après le coup de feu. Elles n’ont pas envie qu’on les regarde, elles tournent le dos.
— Hey, vous autres ! fait une blonde en arrivant.
— T’as déjà mangé, toi ?
Les hommes attendent leur commande au comptoir. Ils bavardent avec la serveuse. Derrière la serveuse, il y a un guichet. C’est par-là qu’arrivent les commandes. Le vieux tourne la cuillère. Les filles papotent.
— La bouche ouverte ! fait celle de gauche.
— La bouche ouverte ? reprend la blonde.
— Et méchant !
— C’est triste.
— … méééchant, mais méééchant !
— Oh si c’est triste d’être comme ça.
La vendeuse de droite ne dit rien. Elle mange.
— … et il ne reconnaît plus personne.
— Oh si c’est triste !
— … et il baaave.
Le guichet s’ouvre.
— Voilà m’sieur, fait la serveuse. Bon appétit.
Sous le comptoir, il y a une vitrine. Et dans la vitrine, il y a des gâteaux. Mais les hommes préfèrent les sandwiches. Ils préfèrent manger en marchant. Les femmes s’assoient, elles ont leur coin.
Le guichet s’ouvre à nouveau :
— Voilà, m’sieur. Cinq euros.
La serveuse porte une visière et des caoutchoucs stériles, des gants qui lui font des mains de mannequin, des mains blêmes qui rappellent au vieux les mains des infirmières. N’empêche que cette fois encore, il en a réchappé. Il s’en est même bien tiré. Maintenant, il est là, et c’est bon, c’est autre chose qu’à l’hôpital. Et le guichet, encore :
— Voilà ! Dix-sept euros.
La serveuse a une queue de cheval qui rebique par-dessus l’élastique de sa visière, à chaque geste sa queue sautille. Le vieux tourne la cuillère, et c’est bon.
Une porte s’ouvre dans la cloison, une porte que le vieux n’avait pas remarquée, et la cuisinière surgit, en gants blancs, portant un plat de frites. Ah, voilà donc celle qui enfourne les sandwiches dans le guichet, pense le vieux. Elle passe près des filles :
— Eh dis donc, toi ! fait-elle à la blonde.
— Ooh toi… Diiis ! T’es rentrée à quelle heure cette nuit ? fait la blonde en chipant une frite.
Le vieux tourne la cuillère. Il aime la galerie marchande. Par le lanterneau on voit le ciel. Le soleil tombe sur le banc, sur les dalles. Il fait doux, la musique coule du plafond. Devant le magasin de mode, une fillette fait une glissade sur les dalles Youuuh ! Et elle atterrit sur le banc. Le vieux se rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, il venait s’asseoir là, et il gardait le chariot pendant qu’elle entrait voir les soldes. Parfois, comme aujourd’hui, un rayon de soleil tombait sur le banc. Il lui disait :
— T’en as pour longtemps ?
Aujourd’hui justement, on solde. Une brunette décroche l’une après l’autre les robes d’un tourniquet. Sa bague étincèle sous les projecteurs. Elle rattrape une mèche, la glisse derrière l’oreille, sa main scintille, elle consulte sa montre et pfuit ! s’envole. Le vieux tourne la cuillère.
Les vendeuses de la table voisine sont retournées au travail. Il les voit installer une robe à l’étal. Deux femmes passent devant la vitrine en poussant leurs chariots.
— Oooh ! T’as vu cette robe ?
— Heeein ?
— J’aime trop bien
— Heeein ?
— J’adooore ! Et toi ?
— Heeein ?
Leurs voix s’éloignent, couvertes par la musique. Reste un parfum qu’un tourbillon porte jusqu’au vieux. Il goûte son café, les yeux au plafond, un plafond noir avec des projecteurs nacrés.
Les femmes, pense le vieux, c’est la vie. Les femmes, elles donnent de la vie. Mais un vieux, qu’est-ce qu’il lui reste à donner ? Un vieux, ça regarde, c’est tout. N’empêche, un vieux qui en a réchappé… et qui regarde, je suis sûr qu’il donne de la vie. Et comment donc ! Je vais regarder, voilà ! Regarder, regarder, et regarder encore… Regarder jusqu’à ce qu’ils me chassent. Il avale la dernière gorgée, et au fond, il y a le papier du sucre.