Communication présentée au colloque « Géographie et littérature : entre le topos et la chôra », organisé par Christiane Lahaie et Mario Côté, Trois-Rivières, Congrès de l’ACFAS, 9 mai 2007.
Rachel Bouvet
Fruit des réflexions menées au sein de La Traversée, l’Atelier québécois de géopoétique, l’atelier nomade se présente comme un lieu de réflexion et de création basé sur le partage des regards et des savoirs.
Rappelons tout d’abord que La Traversée a été créée en 2004 suite aux rencontres géo-littéraires ayant eu lieu en 2000 à Sherbrooke, lors du colloque L’espace en toutes lettres, puis en 2003 à Montréal, lors du colloque international Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs : les modalités du parcours dans la littérature, dont l’invité d’honneur était Kenneth White, le président-fondateur de l’Institut international de géopoétique. Depuis sa fondation en 1989, l’Institut s’est archipelisé, c’est-à-dire que des Centres ou des Ateliers de géopoétique ont été mis sur pied dans plusieurs pays: en Belgique, en France, en Écosse, en Suisse et en Allemagne notamment. Ils réunissent des poètes, des artistes, des géographes, des enseignants, etc.L’Atelier québécois de géopoétique a ceci de particulier qu’il a été conçu au cœur de l’université, à la jonction de la littérature et de la géographie. Rattaché à Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire de l’UQAM, tout en étant affilié à l’Institut international de géopoétique, ses activités se partagent entre l’université, avec les séminaires, les groupes de recherche, les activités de type académique, et la communauté, avec des conférences-discussions à l’extérieur et, surtout l’organisation d’ateliers nomades. J’aimerais, dans le cadre de cette communication, expliquer ce qu’est un atelier nomade, exposer les raisons qui nous ont conduit à concevoir ce type d’activité, en quoi il relève de la géopoétique et enfin vous présenter les objets singuliers qui découlent de ces rencontres, à savoir les Carnets de navigation. L’atelier nomade est devenu au fil des ans le lieu de prédilection pour la création et la réflexion géopoétiques, nées de l’exploration de différents sites et des échanges entre littéraires, artistes et géographes.
En quoi consiste un atelier nomade? De manière générale, il s’agit de choisir un lieu géographique (topos) et de s’interroger sur la manière de l’occuper (chôra), en faisant intervenir trois perspectives différentes : 1) l’exploration physique du lieu, in situ, qui permet une interaction concrète avec un paysage, un cheminement singulier, une perception intime de l’environnement; 2) des interventions provenant de personnes ayant une connaissance approfondie de la région, acquise grâce aux savoirs géographiques, historiques et scientifiques, mais aussi à l’expérience vécue; 3) des activités de création, littéraire ou plastique, individuelle ou collective. Rassemblant une vingtaine de personnes environ une fois ou deux par année, dans un site naturel ou urbain, autour d’un thème (l’île, le refuge, les coureurs de ruelles, le portage, le fleuve l’hiver), l’atelier nomade vise à renouveler la lecture du paysage, à développer le rapport sensible à l’environnement, à expérimenter de nouvelles formes de création, collective notamment, à s’interroger sur la façon dont l’être interagit avec l’espace et à approfondir la réflexion géopoétique.
S’il est difficile de définir la géopoétique, conscients que nous sommes du danger de figer les définitions une fois pour toutes, il est tout de même possible de donner quelques repères. Tout d’abord, il faut dire qu’il s’agit d’un champ de recherche et de création, d’un mouvement, et non d’une école avec un maître à penser, un manifeste, etc. Un chantier, un champ transdisciplinaire où se croisent littérature, géographie, arts, philosophie, etc. « La géopoétique telle que je la conçois, [dit Kenneth White] occupe un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie. » (« Introduction à la géopoétique », L’Atelier du Héron, Carnet no 1, 1994, p. 22). Ce « champ du grand travail », comme il aime à l’appeler, implique une démarche individuelle, qui ne peut se réduire à quelques critères, à quelques éléments de définitions (comme une approche théorique), une attitude spécifique, fondée sur un rapport sensible et intelligent à la Terre, autrement dit sur un vécu, une expérience des lieux; il implique aussi une démarche collective, celle d’un groupe, d’une communauté de pensée, d’un archipel. Le fait qu’il s’agit d’un mouvement récent explique le nombre peu élevé de publications dans le domaine. Citons tout de même les Cahiers de géopoétique, les essais de Kenneth White, surtout L’esprit nomade, publié en 1987 et Le plateau de l’albatros, publié en 1994, ou encore les articles écrits par des philosophes comme Jean-Jacques Wunenburger, par des géographes comme Jean Morisset, Éric Waddell, Augustin Berque, Bertrand Lévy, par des littéraires comme Michèle Duclos, par des artistes comme George Amar et Pascal Naud, par des architectes comme Jean-Paul Loubes. S’il est en marge des mouvements actuels, c’est parce qu’il est centré sur l’espace plutôt que sur le temps, sur le nomadisme plutôt que sur la sédentarité, sur le parcours plutôt que sur la stabilité. À cet égard, l’apport philosophique de Gaston Bachelard, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Michel Serres, pour ne citer que ceux-là, est fondamental. Fait à noter, c’est ici, au Québec, sur les rives du Saint-Laurent, que la notion de géopoétique a pris forme :
Automne 1979. Je voyage à travers les Laurentides, le long de la côte Nord du Saint-Laurent, en route pour le grand espace blanc du Labrador. Une nouvelle notion en tête : celle de géopoétique. L’idée qu’il faut sortir du texte historique et littéraire pour retrouver une poésie de plein vent où l’intelligence (intelligence incarnée) coule comme une rivière. Qui vive? Oui, c’est la question. Ou peut-être est-ce plutôt un appel. Un appel qui vous attire au-dehors. Toujours plus loin, au-dehors. Jusqu’à n’être plus cette personne trop connue, mais une voix, une grande voix anonyme venant du large, disant les dix mille choses d’un monde nouveau. Il faut bien que cela commence quelque part. Peut-être ici, et maintenant… (Texte paru dans la collection Qui vive, 1979; repris dans l’éditorial du no1 des Cahiers de géopoétique, automne 1990, p. 5.)
La géopoétique ne s’enseigne pas : elle découle d’un vécu, d’une expérience personnelle des lieux, d’un ‘appel du dehors’. C’est la raison pour laquelle les étudiants qui s’intéressent à la géopoétique sont invités à sortir des salles de classe périodiquement, lors des ateliers nomades notamment. Les membres de La Traversée sont pour la grande majorité d’entre eux des gens qui faisaient déjà de la géopoétique sans le savoir, soit par leurs voyages et déambulations sur la planète, soit dans leur œuvre de création; on peut dire que ce qui les rassemble, c’est une passion pour le dehors, une volonté de renouveler le rapport à la Terre. Ceci nous oblige bien entendu à adopter une posture critique vis-à-vis de la société dans laquelle nous vivons, à remettre en question la manière dont nous habitons l’espace, à repenser de manière approfondie notre rapport au monde. En privilégiant le mouvement, le dehors, la critique radicale, nous nous situons volontairement en marge : c’est grâce à ce retrait, à cette distance prise par rapport à la posture familière, qu’une nouvelle expérience sensible peut être vécue, que de nouvelles avenues de création peuvent être explorées. Voici ce que Jean-Jacques Wunenburger affirme à ce sujet :
Rien d’étonnant alors que le géopoète cherche à se dépouiller toujours davantage de soi-même, à déconstruire les systèmes accumulés, non par goût d’un ensauvagement régressif, mais par besoin d’atteindre cette nudité, cette disponibilité qui prépare à la perception d’une vérité, dépouillée de ses oripeaux accumulés par une culture dévitalisée. (Jean-Jacques Wunenburger, « Présentation », dans Jean-Jacques Wunenburger, dir., Autour de Kenneth White. Espace, pensée, poétique, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité, 1996, p. 13.)
C’est en se dégageant des ornières de la pensée commune, en transformant notre manière de penser, d’être-au-monde, en cheminant au-delà des chemins déjà balisés, que nos sens peuvent s’éveiller au contact des choses, que l’on peut se laisser aller à éprouver un certain vertige, que « l’espace psychique peut se mettre en phase avec l’espace physique », pour reprendre encore une fois les mots de Wunenburger :
Rebelle aux messianismes comme aux traditionnalismes, White veut mettre l’espace psychique en phase avec l’espace physique. À la manière bachelardienne, le culte des images en moins, White greffe l’ego sur les langages des sols, des vents, des pierres et des îles, car ils sont, dans leurs formes muettes, déjà invitation à pensée, matrices de pensées. Proche d’un nouveau matérialisme dynamogène, la géopoétique cherche dans le silence du monde, le chiffre d’un message sans secret, sans au-delà, puisque c’est dans la présence même des choses, dans l’être même du monde, que se livre le sens. Il ne s’agit donc ni de conceptualiser ni d’imaginer le réel, mais de le « réaliser », c’est-à-dire de faire corps avec lui pour infuser, par une sorte d’intropathie originaire, son être et donc sa vérité. (Ibid., p. 12.)
Si ces actes s’effectuent généralement dans la solitude, tout comme l’acte de création, il n’en demeure pas moins que le rapport aux autres est tout aussi essentiel. J’irais même jusqu’à dire que le principe essentiel de l’atelier nomade est celui du partage. Mais cela, il faut le souligner, est une caractéristique de la géopoétique telle que pratiquée au Québec.
Le point de départ est le suivant : l’un des membres de La Traversée décide de faire partager aux autres sa passion pour un lieu précis. Puis, il s’entoure de collaborateurs de manière à pouvoir déterminer un thème, ce qui permet de structurer la démarche, de choisir des activités permettant de saisir les différents aspects du lieu et de stimuler les échanges. Par exemple, le premier atelier, situé à l’Ile-Verte et organisé par Eric Waddell et Jean Morisset, s’intitulait « Au rythme des vents et des marées ».
Notre but avoué étant de sortir des salles de cours, de l’univers des « belles-lettres » et des « seules idées » pour aller vers et dans la nature, il fallait donc partir de toute urgence. Et appareiller à la recherche de balises qui permettent de naviguer entre savoir scientifique et création littéraire, observation et expérience, raison et sentiments, lectures, architecture de l’espace et univers autochtone occulté. […] Quoi de plus approprié que de partir à la rencontre d’un phare, d’une île, d’un fleuve : le Saint-Laurent, la Grande Rivière… le « chemin qui marche » des premiers Canadiens ! (Éric Waddell et Jean Morisset, Carnet de navigation no 1.)
L’Ile-Verte s’est donc imposée d’emblée, l’horaire étant quant à lui déterminé en fonction du traversier, lui-même tributaire des marées. Il va de soi qu’à l’origine de l’atelier nomade se trouve le stage sur le terrain organisé en géographie, partie intégrante de la formation des étudiants. Un type d’activités qui n’existe pas en études littéraires, est-il nécessaire de le rappeler. Toutefois, l’objectif diffère sensiblement, puisqu’il ne s’agit pas d’une transmission de savoirs, même si cela peut faire partie effectivement de l’expérience, même si des étudiants participent aux ateliers. L’enjeu est bien plutôt de partager des manières différentes de percevoir l’espace environnant et, partant, d’intensifier le rapport au lieu.
La première intervention à teneur géographique ayant eu lieu lors de cet atelier nomade visait à partager une mémoire, à révéler à travers les cartes de la région l’histoire du paysage laurentien, à évoquer la vie qui s’y menait à une époque de trafic maritime intense, une vie rythmée par le fleuve, les marées et les vents, une vie qui se déroulait à proximité de l’eau, de la mer, du large, grâce au mouvement incessant des bateaux. Cette mémoire informera le regard de certains membres du groupe le lendemain, lors de l’atelier d’écriture, comme en témoignent ces lignes de Roxanne Lajoie: « Je regarde le fleuve et ne vois pas l’autre rive, mais plutôt ces fantômes qui hantent la mémoire collective. J’y vois tous ces trois-mâts, ces goélettes, ces vapeurs, ces barges, ces bateaux-phare qui y ont un jour une nuit circulé, tangué, qui s’y sont, une nuit un jour enfoncés. » La seconde intervention a pris la forme d’une conférence sur les rochers de l’île, face à la rive nord du Saint-Laurent, une conférence portant sur la construction du paysage, cherchant à montrer ce que voit « l’œil géographique ». Une occasion à nulle autre pareille de confronter les filtres qui habitent et qui informent notre regard selon que l’on est géographe, écrivain, artiste ou encore chercheur en littérature. Par la suite, un atelier d’écriture, intitulé « Errance et écrivage », a obligé chacun à partir de son côté, pour s’imprégner des lieux, marcher, rêvasser sur les rives, observer, goûter au plaisir de vagabonder. Après la rigueur scientifique issue de la géographie, la dérive de la pensée et du langage, moteur de la littérature, la consigne étant de rapporter une page à l’issue de la journée, et de partager le soir les mots récoltés. Enfin, la visite de la sculpture habitable de Jean-Léon Deschênes, inspirée du phare de l’île, a permis de s’interroger sur le sens de l’artialisation in situ, sur le rapport qu’un artiste peut entretenir avec un lieu en le modelant à sa manière.
Le second atelier nomade a revêtu une forme atypique, car il a eu lieu en Bretagne, et non au Québec, et qu’il avait pour objectif de créer des liens inter-ateliers, de réfléchir à la structure de l’archipel et aux modes de communication entre les différents « îlots ». Ceci dit, il s’agissait aussi de partager une passion pour le chaos granitique de la côte bretonne, pour les phénoménales érosions subies par les roches, pour leurs nuances de rose des plus surprenantes. Le thème choisi, « Sur le sentier des douaniers », a engendré à la fois des réflexions et des déambulations le long des sentiers surplombant la mer. Parce que ces chemins ouvrent le regard sur le large, ils rappellent l’importance du lointain, de l’ouverture sur l’ailleurs, sur le monde, la nécessité d’encourager les autres centres en voie de se constituer, dans les Antilles et en Nouvelle-Calédonie par exemple, la volonté de ne jamais se renfermer sur un territoire, de faire de la géopoétique une entreprise locale uniquement. Et puis, à l’image des douaniers parcourant les côtes, le regard rivé sur le large à l’affût de la moindre embarcation, devant à la fois maintenir le cap de l’atelier et assurer le contact avec l’Institut et les îlots de l’archipel, nous avons tenté d’inventer une manière de partager les expériences vécues dans chacun des îlots de l’archipel, de mettre en œuvre des projets communs. Cela, grâce à une excursion dans un archipel, justement, celui des Sept-îles, au large de Trébeurden, juste avant la grande migration des milliers de fous de Bassan de l’île Rouzic, l’un des lieux de nidification les plus importants pour cette espèce, les deux autres étant situés en Gaspésie et en Écosse. L’atelier suivant, au Mont Orford, a concrétisé ces liens entre différents territoires en consacrant certaines activités, poétiques et artistiques, aux lieux de rassemblement des fous de Bassan.
Situé à Jouvence, près du lac Stukely, organisé délibérément au mois de novembre, il s’intitulait « Alignement géopoétique en morte saison ». Ce choix, effectué par Hélène Guy, une habituée des lieux, a permis d’explorer le thème du refuge. Comme elle l’explique, la noirceur et le froid, la nécessité de prendre un canot pour arriver jusqu’au chalet situé au bord du lac, l’absence d’électricité ont placé d’emblée l’atelier sous le double signe du mouvement et du refuge:
Quand huit canots, attachés deux à deux, prennent le large passé la mi-novembre sous les étoiles, c’est une manière certaine d’initier le mouvement qui, des bras aux avirons, de l’eau glaciale aux sens à l’affût, des esprits éveillés au feu de camp, se propage jusqu’au refuge, réveillant ses murs par les respirations du vent et des gens — collègues, amis, conjoints— enfin arrivés quelque part, ensemble.
La Traversée s’amorce par l’alignement de l’aviron, du corps et du refuge.
(Carnet de navigation, no 2)
Abri momentané contre les intempéries, contre les bêtes sauvages, le refuge est un lieu de repos pour le corps ou l’esprit fatigués. Comme le rappelle Jean Désy, le refuge, ou la cabane, est au plus près des éléments ; ses frontières sont poreuses, il protège de l’extérieur tout en laissant passer le bruit du vent et des feuilles, les cris des animaux, l’odeur des arbres. Situé en marge de la civilisation, il invite à prendre le temps:
Là, vous trouvez le temps de penser, vous avez tout le loisir d’être seul, de jouir et de souffrir de la solitude, mais aussi d’écrire et de rêver, de vous préparer à recevoir les vôtres. Ailleurs, le temps est une rareté. Ailleurs, la course pour la vie devient folle trop souvent. (Carnet de navigation, no 2)
Est-il possible, justement, d’envisager une démarche géopoétique là où « la vie devient folle », c’est-à-dire en ville ? Une géopoétique urbaine est-elle concevable? Cette question a sous-tendu la préparation de l’atelier suivant, initié par André Carpentier, qui venait de publier son récit Ruelles, jours ouvrables, et qui tenait à nous faire partager son coup de cœur pour les ruelles montréalaises. Le défi était de taille, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins de se lancer à la découverte d’un territoire déjà connu, pour la plupart des membres de La Traversée.
Les territoires, surtout les espaces communautaires que nous faisons advenir […] sont nos extensions ; en ce sens, ils sont des langages que, par trop de routine, nous avons désappris à lire, à interpréter. […] L’objectif de l’atelier est de prendre pied et raison —raison géopoétique, ça va sans dire— sur le territoire des ruelles. Car notre avancée vers un nouvel art d’habiter la ville, voire la planète, exige de nouveaux envols de rêverie. (Carnet de navigation no 3, p. 3)
Transformés en « coureurs de ruelles », à l’image des coureurs des bois d’autrefois, nous avons donc marché pendant des heures, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, la main prête à ramasser toutes sortes d’artefacts. Puisque le réseau des ruelles est inexistant sur les cartes de Montréal, j’ai fait appel à Suzanne Joos, artiste peintre, afin d’animer un atelier de cartographie. En empruntant aux géographes leur outil privilégié, nous voulions témoigner de la singularité de nos parcours, « passer de la carte intime à la carte-objet — les yeux tout remplis d’images, les pieds ayant gardé l’empreinte encore toute fraîche du goudron et des graviers, les mains le toucher des clôtures et de la poussière, les oreilles le son des clochers et des cordes à linge » (Carnet de navigation, no 3, p. 22). Plutôt que de chercher à faire de vraies cartes, avec les mesures et le relevé rigoureux que cela suppose, nous avons décidé de privilégier pour ce premier atelier de cartographie la spontanéité, l’expression artistique, les matériaux récoltés au cours de la journée.
L’atelier suivant, d’une journée seulement, a été proposé par Christian Morissonneau, qui nous a fait monter dans des canots pour découvrir les îles de Berthier et de Sorel, les « filles du fleuve » comme il les appelle, nées de la « confusion des terres et des eaux » (Christian Morissonneau. Filles du fleuve : Les îles de Berthier et de Sorel, Montréal, Hurtubise HMH, 2002, p. 13.) Puis, Dean Louder, Christian Paré et Éric Waddell nous ont amenés à Notre-Dame-du-lac, au Témiscouata, afin de réfléchir à la situation très particulière de cette région de « portage » entre les Malécites et les Micmacs, entre le Saint-Laurent et le Saint-Jean, entre la Nouvelle-France et l’Acadie, entre les colonies anglaises et françaises, entre les États-Unis et l’Amérique du nord britannique, entre le Québec et les Maritimes. Enfin, le dernier atelier nomade a été l’occasion de faire l’expérience de l’hiver sur le fleuve. Ayant eu lieu à Cap-Santé en février dernier, organisé par André Carpentier et Denise Brassard, entre autres, il a suscité des interrogations sur les mots de l’hiver, de même que l’exploration des paysages de bouscueils et de glaciels, tout en soumettant les citadins peu friands des grands froids à une expérience corporelle assez intense.
Les Carnets de navigation issus de ces rencontres conservent les traces de ces expériences des lieux en réunissant les photos, les poèmes, les récits, les nouvelles, les essais, les dessins, les collages, les cartes, etc., réalisés par les participants. D’une facture nouvelle à chaque fois, inspirée par le lieu exploré, le carnet de navigation rassemble une multitude de points de vue différents sur l’endroit visité, des modes d’expression variés qui contribuent à former une perception assez complète du site. Par ailleurs, on peut dire que deux temporalités s’y croisent : le moment présent, l’instant capté sur le vif, illustré par certaines réalisations faites sur place, comme les cartes, les dessins, les photos, et un temps distendu, prolongé, nécessaire à toute entreprise de réflexion ou de création qui exige un recul, une distance, une décantation, un travail d’approfondissement, de peaufinage. Sans compter le travail d’édition, qui va du choix des textes et des images à leur achèvement en les intégrant dans un processus de transformation assez important, dans lequel la dimension matérielle de l’ouvrage fait aussi l’objet de la réflexion. Ainsi, en adoptant le mode d’expression qui lui convient le mieux, chaque participant contribue à une œuvre collective reliée de près au lieu exploré, témoignage de la découverte d’un site, d’un partage des regards et des savoirs, mais aussi concrétisation d’une relation singulière à l’espace, d’un rapport sensible et intelligent dans lequel « l’espace psychique s’est mis en phase avec l’espace physique ». Les Carnets de navigation montrent que l’art et la science, la recherche et la création, la littérature et la géographie, non seulement se complètent, mais s’enrichissent mutuellement.